Laure Forêt c’est de l’art rhizomique. C’est du côté des formes qui redisent ces petites veines qu’on a sous la peau, la sève qui circule dans les arbres et les plantes, c’est du côté des radicelles, nerfs, rigoles, affluents. Laure Forêt éprouve comment ça court sur les surfaces, sous les surfaces, quelque chose qui hydrate, irradie, ramifie, fendille, se déplie, se déploie, se divise, se propage, rayonne, diffuse, prolifère. Quelques chose que nous partageons, nous, humains, animaux, plantes, roches, terres, eaux, se laisse dessiner par l’artiste attentive. Si je plisse ma peau ou celle de quelqu’un d’autre, si je regarde de près des feuilles, des coquillages, si je m’absorbe dans le froissement d’une étoffe... Filaments, ensemble de filaments, mycelium, et l’araignée, et le ver à soie, la matière de leurs fils secrétée par leur corps.
Les matériaux prennent le relais du corps, tout croît, flotte, pousse, retombe.

J’aurais aimé mettre en scène une des arrière-grands-mères de Laure, une paysanne de la région de Flers, visitant l’exposition, penchée sur les mouchoirs brodés, sensible aux grands pans de tissu tombant, aux moulages de mains qu’elle compare aux siennes, à la délicatesse des gaufrages et des dessins en fil. Pas du tout déconcertée. Se disant qu’elle n’aurait pas pu faire ça, elle, de son temps, mais approuvant qu’on traite ainsi la féminité, la Sainte Vierge et cette vie qui circule en nous, qu’on transmet.

La première fois que je suis venue à Flers, dit Laure Forêt, c’était à l’hôpital pour me faire recoudre le doigt. Je travaillais l’été dans un abattoir dans un village à côté, La Chapelle-d’Andaine, et j’avais été coupée, j’ai eu trois points de suture à Flers. C’est la seule fois où j’ai subi ce type d’intervention ou d’ouverture corporelle.

Toiles, qui évoquent des dépouilles, accrochées au plafond avec de gros hameçons. Le fil que ses arrière-grands-mères tiraient au bout de leur aiguille pour repriser un bas, Laure Forêt s’en sert pour broder Maagdenvlies (peau de vierge). Crochets qui font penser à la boucherie, à l’abattoir, la mort. Ça hurle, ça goutte. Ces tissus délicats sur lesquels sont brodées les rides d’un sexe féminin. Dans la couture il y a les aiguilles, les ciseaux.

Blancs immaculés des mouchoirs, blanc cassé, fil blond brillant des broderies sur le blanc blanc, d’autres tissus sont plus ivoire ou coquille d’œuf, plus crème, plus épidermiques, transparence du voile, tissus mats, certains satinés, tirant sur le jaune, plis, beiges cosmétiques des cellules du vitrail rond suspendu; rouge - rouge vineux, cramoisi du velours, rouge brillant, variable, épais du vitrail au sol, rouge anémone de mer des dessins en fil qui sont aussi orangés, orange corail, les écheveaux qui pendent du plafond dans la dernière salle sont plus rosés – saumon? Et les mains au bout des écheveaux, d’un rouge brun. La gamme : blanc rouge, et tout cet entre deux qui renvoie à l’enveloppe des chairs et aux soins qu’on lui porte. Matitude. Brillance. Transparence.

 

Rideau, voile, toile, tulle, soie, organza, velours, fils de coton, de soie, de polyester, papier, verre, plomb, métal, silicone et plâtre des mains moulées, bois des cadres. Gros fil sur trame fine, broderie serrée tirant sur le tissu, lignes apparues en modifiant le relief du support (gaufrages), par pliage (les tissus qui tombent), par attaque, soustraction : le velours – on dit dévorer : brûler à l’acide. Comme des chevelures, comme des bouches, des orifices, des sexes féminins, des yeux, comme des racines, comme des anémones de mer, comme des poils. Ouvertures, fentes, formes velues, poilues, angles, parois, formes-lignes divisées, subdivisées, formes structurées, par un élément central, par un contour.
Murs  blancs. Plancher et sol de béton gris. Verrières. Espace qui a servi à autre chose avant d’être un lieu d’art : 2angles était une ancienne teinturerie de noir. On pouvait y amener sa garde-robe, et on avait «un deuil en 24H». Dans la dernière salle où se trouve les mains suspendues, les crochets sont des vestiges de cette époque. Aux crochets pendent quatre épais écheveaux de fil couleur peau, les mains sont au sol, on peut les prendre, elles sont lourdes, moulage, le bout des doigts est transparent.
Enchevêtrement, déchevêtrement, chevêtrement, les nervures, la semence, l’efflorescence, l’épanouissement, l’évanouissement, la dispersion, l’avachissement, la chute, mais si on a des mains au bout des écheveaux de fils, on doit pouvoir agripper quelque chose ?

 

Prolifération, enchaînement moléculaire, capillaire, membranes cutanées, veinules, lignes fragiles, dynamiques, mouvantes, toison, flux, flottabilité, corps sans queue ni tête, ouvert, entr’ouvert, Souvenez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, ce beau matin d’été si doux, blessure, virginité, pilosité, arborescence, courbes, développements, ondulations, variations, internes, externes, Sur le bord du chemin une charogne infâme, sur un lit semé de cailloux.

Dans la Hollande du XVIIè siècle, à Delft, pas très loin de là où vit aujourd’hui Laure Forêt, Antonie van Leeuwenhoek mène des recherches dans
l’arrière-boutique de son magasin de draps et mercerie. Il a adapté à ses microscopes des lentilles d’une puissance inédite, il peut agrandir 300 fois.
Il veut vérifier la pureté des étoffes qu’il achète et qu’il vend, il observe des fils. Puis se met à observer peut-être sa main, la structure du réseau sanguin, celle des moisissures, des feuilles et du bois de diverses essences, il décrit des plumes d’oiseaux, des poils, des fourrure d’ours, des écailles de poissons, il les voit comme on ne les avait jamais vus.
Sous la terre, sous la peau, sous le regard aigu du microscope ça grouille de lignes. Pas en profondeur, juste en dessous, un sous épiderme du monde dans les lignes duquel les sciences, les artistes n’en finiront plus de circuler, qu’ils ne voudront plus s’arrêter de montrer, de décrire.



J’aurais aimé visiter l’exposition de Flers avec le drapier Antonie van Leeuwenhoek qui se serait extrait quelques jours de son XVIIème siècle hollandais pour prendre la mesure des rêveries issues des microscopes qu’il rendit si puissants qu’ils lui permirent de découvrir aussi les protozoaires, les spermatozoïdes et les bactéries sous le regard dubitatif des savants de son époque pas tout à fait prêts à comprendre qu’un homme aussi peu formé aux sciences, formé comme un artiste peut l’être aujourd’hui, ait été capable d’ouvrir la porte d’un tel champ d’émerveillement.


Christine Lapostolle pour l'exposition Ce qui demeure, 2angles, 2017